Marie Cosnay : Sanza lettere (road movie) / Cordelia la guerre

 
par Tristan Hordé

Lire à la suite les deux livres de Marie Cosnay permet de repérer des motifs communs qui pourraient ne pas apparaître tant les récits sont différents. Dans Sanza lettere, la narratrice pense qu’elle est la meurtrière de quelqu’un et elle s’enfuit sur les routes ; pendant plusieurs mois, elle parcourt le sud ouest de la France, reçoit l’aide de plusieurs personnes, vit dans un squat à Besançon avant de retourner dans la maison familiale où le meurtre aurait eu lieu. Cordelia la guerre, d’un dimension inhabituelle dans l’œuvre de Marie Cosnay, présente une intrigue complexe qui mêle une histoire policière (une voiture brûle dans un lieu isolé, avec deux cadavres, un rubis dans une poche plastique, etc.), avec commissaire, inspecteurs, médecin légiste, et un autre récit avec des personnages empruntés au Roi Lear de Shakespeare (d’où le titre, Cordélia étant la cadette du roi) ; s’ajoutent tout en ensemble de personnages (dont des animaux) qui évoluent dans des lieux très variés (hôpital, prison, forêt, palais, etc.).

On pourrait dire que le second livre naît du premier : la narratrice lit des romans policiers, seul genre qui peut être écrit aujourd’hui selon Gertrude Stein, qui est citée. Les deux sont truffés de renvois à l’actualité, ici celle des migrants et de leur misère, celle de la Grèce, là avec des personnages qui se partagent le monde, avec des intrigues et des tractations douteuses. Ils sont par ailleurs nourris de références culturelles identiques ; le nom de Julee Cruise est mentionné dans Senza lettere : elle interprétait « Falling » dans le feuilleton Twin Peaks de David Lynch, et la voiture de Cordelia, puis la femme amnésique évoquent le début du film Mulholland Drive de ce réalisateur, comme par ailleurs dans les deux romans nombre de personnages en dehors des normes. Plus largement, on lira des allusions à la musique rock, ici avec Patti Smith, là avec Lou Reed, et l’intrigue de Cordelia n’est pas sans rappeler certains synopsis de jeux vidéo : le nom d’un lieutenant de police, Zelda, est aussi celui d’un jeu dans lequel il est question, comme dans le roman, de guerre, de rubis, du chiffre 3, etc.
On reconnaît surtout des thèmes propres à l’ensemble de l’œuvre, d’abord celui de la métamorphose. On ne saura pas sûrement si la narratrice de Senza lettere, qui renvoie à plusieurs reprises à Ovide, est une femme ou un homme, et dans Cordelia une femme devient homme, un homme se transforme en vieille dame, etc. Un autre thème, celui du double, est très présent à différents niveaux ; signalons par exemple dans le premier récit le miroir brisé, « dédoublé », dans le second l’abondance des personnages qui portent le même nom, le prénom Hannah, palindrome, etc. Le rêve tient aussi une place déterminante, au point que le lecteur ne sait plus si ce qui est raconté correspond à une réalité ou est le fruit du sommeil. Pour clore une liste qui pourrait s’allonger, le feu destructeur est commun à Senza lettere – la mort de Phaéthon, « saignant embrasé », la maison en flammes – et à Cordelia.
Il y a dans l’œuvre de Marie Cosnay une continuité remarquable, au point que chaque livre reprend souvent, discrètement, des détails du précédent. Les deux romans comptent un personnage nommé Ziad, une femme est nommée Élodie dans l’un, Mélodie dans l’autre, et quand on lit dans Senza Lettere une phrase détachée du contexte du récit, « que ferais-je d’une petite porte qui s’était ouverte, floue », on se souvient de la porte cochère que pousse pour l’ouvrir un personnage, au début de Des Métamorphoses (2011) et de Le Fils de Judith (2014).




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Sanza lettere (road movie)
L’Attente
112 p., 13,00 €
couverture
Cordelia la guerre
Les Éditions de l’Ogre
368 p., 21,00 €
couverture