Etel Adnan : Le Maître de l’éclipse

 
par Christophe Mescolini

Ce sont des vies en marge, violentées par l’amour, la guerre, dans un « monde qui va mal ». Vies d’hommes et de femmes, d’enfants, arabes, européens, américains, aimés et perdus, survivants, naufragés, que viennent recueillir les douze nouvelles composant cette anthologie publiée en 2009 par Etel Adnan chez Interlink.

Le récit éponyme relate trois rencontres, entre Bagdad, Gibellina et Paris, avec le poète irakien Buland al-Haidiri, devenu sous la plume d’Adnan une figure inoubliable d’artiste « en temps de détresse ».

Quant au Maître de l’éclipse, il perce sous les traits d’un universitaire américain qui conduit des investigations moins littéraires que policières sur les poètes de l’ère Saddam. Tombant vite le masque, il énoncera froidement « les conditions fondamentales du pouvoir américain ». Il n’est pas indifférent que la narratrice convoque, en un point crucial de leur dialogue, comme une œuvre talismanique, l’Angelus Novus de Klee et la lecture allégorique qu’en fit Benjamin dans la Thèse IX « Sur le concept d’histoire », pour inquiéter la Weltanschuung du vainqueur. C’est une très ancienne bataille sans doute, physique et spirituelle, qui se rejoue au travers de l’affrontement de la narratrice avec le Maître de l’heure. Conflit dont la conception de la « nature du Temps » n’est pas le moindre enjeu. « Le Temps ne réside pas dans une montre », écrit Buland, aux premières lignes d’une méditation brûlante. « Le présent est notre empire », proclame de son côté le Maître, et dans l’empire « les horloges sont toutes à l’heure zéro ». L’issue d’un tel affrontement reste, selon l’auteur, et restera, incertaine, « jusqu’à la fin des fins ».

À Benjamin Hollander, Etel Adnan a confié son inquiétude concernant « a global uniform tonality in the world today »1, tonalité globale où l’information, chaos de simultanéités aveuglant et assourdissant, joue un rôle uniformisant primordial. Information en continu, omniprésente, mais « les gens n’ont jamais été si peu informés qu’aujourd’hui ». Dans la « vaste performance à portée mondiale » qui, sur nos écrans, vient nous faire écran (car le maître de l’éclipse est aussi maître du montage), force est de constater que les plus grands studios occidentaux « n’arrivent pas à rivaliser avec le réalisme de l’image du cadavre arabe ». Les chaînes de télévision occidentales n’ont-elles pas inventé « l’esthétique particulière des guerres arabo-méditerrannéennes » où « le ciel est bleu et le sang rouge » ? Ces lignes, tirées de Le Mal Américain, situées en 1981, parlent d’un horizon médiatique qui est plus que jamais le nôtre. Le récit se clôt sur une scène macabre où un cinéaste allemand venu filmer à Beyrouth les derniers jours d’un journaliste allemand2, marchande os et crânes humains à un figurant libanais qui les a déterrés pour lui. « Avons-nous une place dans le monde ? » demandera (dans La radio) Omar, réfugié palestinien de onze ans. Avant de répondre : « Nous venons de nulle part et de jamais ».




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Nouvelles traduites de l’anglais (États-Unis) par Martin Richet
Manuella Éditions
168 p., 17,00 €
couverture

1. Benjamin Hollander, « Etel’s Presence », in Homage to Etel Adnan, The Post Apollo Press, 2012.

2. Le faussaire (Die Falschung) de Volker Schlöndorff, avec Bruno Ganz.