Thomas Kling : Manhattan espace buccal

 
par Christophe Mescolini

New York, on le sait, fut pour bien des poètes du siècle XX, l’occasion d’un véritable test de poésie. La ville avait contraint Lorca, au début des années trente, à une nouvelle retrempe, sur le mode épique, de son duende.

Depuis son incipit et sa coupe aux résonances celaniennes – « die stadt ist der mund / raum » – qui serait son énoncé fondateur, le premier poème new-yorkais de Thomas Kling se déploie, en séries brèves de flux sonores puissamment ponctués-syncopés, douze fois, pour condenser les rythmes de son expérience métropolitaine, en exposer les béances.

Comme chez Lorca, New York fonctionne comme un formidable « accélarateur de langage ». De cet espace buccal qu’est la ville, des particules linguistiques affluent, en un « spectacle polylingue » incessant ; « dés / intégrées », elles défont et refont sans repos, « en vo brouillée embrouillée », le textus de la ville. La multiplicité des circulations, des stimulations interdit toute lisibilité-stabilité, visuelle et sémantique. Le poème, dès lors, procède par « coupes transversales », tomo-graphie cet espace « palimpseste », entre discontinuité radicale et dynamique continue, où toutes les figures de la destruction (ruines, crevasses, sillons, fissures) entrent en réseaux hermétiques – et la ville s’éloigne, dans une rumoration catastrophique1.

L’eau et la rouille obsèdent ces pages, corrodent un espace sans urbanité, en surchauffe, raturé-saturé, dans les trouées duquel s’infiltrent des résurgences archaïques, résidus mythiques, comme la source Hippocrène, ou échantillons d’humanité « stylite » se détachant « rassemblés // et seuls » dans la verticalité, et tombant, sidérés par « une sourate de lumière » dans le second cycle composé d’après les images du IX.11. Les poèmes du second cycle impressionnent par la mise au point réticulaire de ce que Kling nomme geschistbild : « zone morte, un vent d’algorithmes. / et tout comme pané ». Une leçon de poésie pour aujourd’hui.




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Traduit de l’allemand et postfacé par Aurélien Galateau
Introduction de François Heusbourg
Vignette de couverture de Philippe Cognée
Éditions Unes
72 p., 16,00 €
couverture

1. S’éloigne au sens que Jean-Luc Nancy a donné à ce verbe, dans La ville au loin (La Phocide, 2011). Le terme ‘rumoration’ lui est emprunté.