Suzanne Doppelt : Amusements de mécanique

 
par Stéphanie Eligert

Si Cosmos de Gombrowicz est l’intertexte déclaré de ce beau livre – et y est effectivement présent par des citations directes et un certain rythme syntaxique (une progression saccadée et itérative, se développant dans une sorte de spirale statique) –, on pense aussi à À première vue de Walter de la Mare : roman écrit du point de vue d’un narrateur souffrant d’une faiblesse visuelle le contraignant à porter une voilette qui, du réel, ne lui laisse percevoir qu’une série illimitée de premiers plans.
Chaque vers, ici, est un premier plan (là, un moineau, ou un nuage, un caillou, etc.) et tous se succèdent en se chassant les uns les autres, devant un narrateur tout aussi fixé par ce spectacle immédiat que le lecteur l’est devant le livre. Même si plastiquement la tonalité est très différente, on pense un peu à l’expérimentation combinatoire de Queneau dans Cent mille milliards de poèmes (des vers découpés en rubans de papier que le lecteur peut combiner à loisir, cent mille milliards de fois). Les vers sont des objets sensibles et Suzanne Doppelt les fait tourner.
En deçà de ce ludisme formel, cependant, on sent croître une certaine mélancolie : celle de l’échec de toute phénoménologie face à un spectacle généralisé où « le faux » n’est peut-être même plus « un moment du vrai » (Debord). Non seulement les étants situés à plus d’un mètre se dissolvent dans la brume de l’arrière-phrase (le blanc de la page), mais ceux-là même posés sous nos yeux, qu’on regarde défiler à première vue, n’existent plus après que notre regard les a effleurés. Restent la « mécanique » textuelle et la fabrique descriptive – notre dernier lien tangible au réel.




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P.O.L
80 p., 8,50 €
couverture