J.-B. Pontalis : Œuvres littéraires

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrinck

Je ne sais si le psychanalyste que fut J.-B. Pontalis croyait à la transmigration des âmes. Son visage figé d’aztèque, ainsi que ses oreilles démesurées, pourraient le laisser penser. Tout comme une phrase de lui, troublante à plus d’un titre, et qui nous dit qu’il n’existe sur terre que des revenants qui ont oubliés de naître et qui se refusent à devenir des morts. Étrange dilemne et qui ferait de nous tous d’éternels survivants. À défaut de pouvoir remonter le cycle de ses réincarnations, le « Dormeur éveillé » qu’il fut et qui titre un de ses livres, jugea toutefois bon de s’inventer dans la lignée de Borgès et de Pessoa plusieurs vies au cours de sa vie – qu’elles aient été parallèles ou antérieures – la sienne propre étant loin de lui avoir suffi. « C’était quand déjà ? » – était du reste une de ses questions favorites et à l’aide de laquelle il pouvait faire preuve d’une singulière ubiquité d’esprit. Histoire de se remémorer des lieux (toujours initiants), des dates (parfois fatidiques) et des rencontres (souvent destinales) qui durent survenir au cours de toutes ces vies.

On sait de lui qu’il  vénérait le dieu Morphée, mais non pour ses vertus anesthésiantes ou ses traits quelque peu mortifères. Il voyait plutôt en lui un dieu de l’éveil, nous initiant à ces passages à vide que sont les états d’entre-deux et au cours desquels, de nuit comme de jour, l’on se met soudain à penser en état de rêve éveillé. Un de ses mots clefs est du reste celui d’« entre », difficilement localisable de ce qu’il voyage en tous sens comme dans : entre-deux, entretien, entremise ou entre-aperçu. Et s’il relie tout en séparant, il peut aussi faire office de vases communicants entre toutes sortes d’états ou de notions à première vue contradictoires, et qu’il parvient à faire co-exister inconciliablement. Sans oublier qu’il devient crucial dès qu’il se joue d’une bouche à une oreille comme dans l’huis-clos de ce confessionnal qu’est toute séance d’analyse.

« Ce n’est que du dedans de soi qu’on peut regarder au dehors ». Scruter au loin, à perte de vue. Ce constat peut sonner comme une vulgaire lapalissade, reste que ce dedans s’avère illocalisable. Aux yeux de J.-B. P. il  serait en  étroite relation avec notre part d’ombre et qui se réactive dès qu’on se met à rêver. Doué de voyance, on se fait alors  tout un cinéma. Mais la séance de projection reste à guichet fermé et  n’ouvre pas tant sur quelque arrière-monde  imaginaire, tel  qu’il s’en trame dans les légendes et les contes de fée, mais sur une sorte d’inframonde où nos repères identitaires n’ont plus cours. Au dire de la physique quantique tout peut à tout moment y devenir réversible, permuter de place, s’intervertir  ou coïncider inconciliablement, voire se dédoubler à l’infini entre plusieurs univers parallèles. Le plein jour peut s’y déclarer en pleine nuit ou la présence d’une chose nous y être  restituée par son absence. Tout n’étant  qu’une question de seuils, de passages et de correspondances tel qu’il s’en invente au cours de nos rêves.

Il fut un expert  en matière onirique, et tint grief à Freud  de n’avoir rien compris aux mystères de cette double vie que nous menons tous clandestinement et en rescapé solitaire au cours de nos escapades nocturnes. Freud, de par sa vocation de cryptologue, ne voyait en effet dans les rêves  qu’un rébus, une écriture en images, révélatrice de nos hantises intimes, et qu’il lui fallait déchiffrer. Mais il oubliait ce faisant que tout rêve, au delà de son inscription cryptographique, met aussi en jeu l’exercice d’une pensée  qui ne cherche pas forcément à se communiquer. En autiste, elle ne fait que divaguer comme bon lui semble. Car rêver et penser ont partie liée. Ils proviennent  selon  J.-B. Pontalis d’une même source de souvenance, même s’ils empruntent des voies différentes.

N’est-ce pas d’ailleurs la mémoire qui nous vient de nos rêves  qui fait, à l’instar d’un disque dur, le fond de nos arrière-pensées ? Aussi J.-B. Pontalis dut-il en appeler à une pensée non pas bêtement rêveuse, truffée de symboles, mais rêvante, déviante, voire migrante, et dont il nous dit qu’elle reste en prise sur le jeu polymorphe que nos pulsions mènent en nous. Vouloir la déchiffrer, lui prêter ou lui prescrire un sens à prendre ou à tirer au clair et qu’elle aurait pour mission d’incarner, n’irait pas sans la falsifier. Vu qu’elle méconnaît souverainement sa destination, entraînée qu’elle est  par  la seule force de son propre mouvement, à l’instar d’un somnambule.

 




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Gallimard
« Quarto »
1338 p., 32,00 €
couverture