Les Traducteurs dans l’histoire /
Traduire-écrire : cultures, poétiques, anthropologie /
Henri Meschonnic, théoricien de la traduction

 
par Jacques Demarcq

Les Translations Studies (en jargon récent : la traductologie) sont en expansion exponentielle. La bibliographie que propose en fin de volume Traduire-écrire est impressionnante : quelque 800 titres, en majorité postérieurs à 1990, très peu antérieurs à 1980. Qu’est-ce qui suscite cet intérêt nouveau de l’université pour la traduction, à part la création d’une discipline ?
Des traducteurs ont œuvré partout depuis que des écritures existent. Certains ont même promu des alphabets, comme Cyrille et Méthode pour les Slaves, et combien d’autres missionnaires pour des populations amérindiennes, africaines, asiatiques (le vietnamien romanisé, par exemple). Il n’est pas de langue écrite dont des traductions n’aient contribué à l’enrichissement, voire à la différenciation de ses voisines (le suédois) ou à son unification (l’allemand de Luther). Diffuseurs de connaissances, propagateurs de religions ou d’idées nouvelles, les traducteurs ont parfois été les fondateurs de littératures nationales : ainsi de Jorge Luis Borges en Argentine. Témoins de l’histoire, ils ont pu aussi bien aider à la consolidation d’un pouvoir (dans les colonies notamment) qu’à sa subversion (les traductions de Steinbeck ou Hemingway dans l’Italie fasciste, celles de poètes occidentaux en URSS par Akhmatova, Martynov, Zobolotski, Pasternak ou Brodsky). Sans vouloir être exhaustif, Les traducteurs dans l’histoire, dont c’est la troisième édition (la première en 1995), illustre ces différents types d’apports par des études de cas précises et contextualisées. L’absence de jargon et d’européocentrisme en rend la lecture des plus éclairantes sur l’hybridation des langues et des cultures.
Les textes réunis dans Traduire-écrire poursuivent un projet voisin, en mettant l’accent sur la traduction d’œuvres poétiques. On y retrouve « la traversée des savoirs », un exemple extra-européen (Les Misérables en coréen) et l’étude de deux anciens : Chrétien de Troyes adaptant Ovide, et Du Bellay. En ouverture, deux traducteurs, l’un également universitaire (Gérard Gâcon), l’autre simplement poète (William Cliff), livrent sans commentaire deux versions différentes de plusieurs poèmes. Dans un entretien, Yves Bonnefoy insiste sur sa longue pratique de Shakespeare et l’approfondissement de son approche, se méfiant au passage des « traductologues » (guillemetés par lui). Ces derniers, sous influence de Meschonnic, ne sont jamais très loin. La comparaison de plusieurs versions du poème « Douze » d’Alexandre Blok réactive le débat entre traduire le sens, la forme, ou la poétique. Plus intéressants sont les essais sur des poètes traducteurs : Maurizio Cucchi transposant Prévert et Rutebeuf, Seamus Heaney « translateur » de Dante, ou les versions successives d’Arnaut Daniel par Ezra Pound. L’auteur des Cantos énonçait une règle simple : « la traduction d’un poème doit elle-même être un poème » ; à quoi il suffirait d’ajouter : si possible le même, et tout serait dit. La marque de leur « style » dans les traductions des poètes est relevée, mais le caractère formateur du travail de traduction n’est pas moins vrai. Reste que l’attention apportée par cet ouvrage savant aux poètes le rend pour le moins sympathique.
« Enfin Henri Meschonnic vint ! » Le volume que consacrent quelques thuriféraires à ce « phare de la littérature, […] point de repère incontournable » a tout de la « superglose », comme on appelait au Moyen-Âge les commentaires de commentaires de traductions de la Bible. Une préface retrace la théorie du maître. Je condense. La supposée fidélité « pense étreindre un texte, elle n’embrasse qu’un énoncé. » C’est « le rythme et la prosodie organisatrice de la signifiance remplacées par le sens. » Marche à suivre : « Plus le traducteur s’inscrit comme sujet dans la traduction, plus […] traduire peut continuer le texte. C’est-à-dire, dans un autre temps et une autre langue, en faire un texte. Poétique pour poétique. » Ou mieux : « On serait presque plutôt choisi par ce qu’on traduit, comme par ce qu’on écrit. » Tous ces propos sont excellents, mais délégitiment les gloses de non-praticiens. À quoi il faut ajouter que le théoricien se doublait chez Meschonnic d’un polémiste acerbe, quelque peu aveuglé par sa théorisation. En témoigne le pinaillage, type correction de copie, effectué à sa suite aux dépends de la traduction française de Se una notte d’inverno un viaggiatore d’Italo Calvino. Les autres articles ne sont guère plus nécessaires. Il vaut mieux relire Meschonnic, avec précaution.
Ce qui remet en cause toute possible traductologie, que d’ailleurs Meschonnic conteste, c’est que le lecteur-écrivain qu’est un traducteur ne traduit pas un livre du russe, du grec, de l’anglais, de l’italien, mais du Khlebnikov, de l’Aristophane, du Hopkins, du Zanzotto, qui se sont inventé une langue vivante sans pareille, d’autant plus que non codifiée. Un texte est une suite de mouvements, d’attitudes, de contradictions harmonisées, ou pas.




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Les Traducteurs dans l’histoire
Sous la direction de Jean Delisle et Judith Woodsworth
Hermann
378 p., 29,00 €
Traduire-écrire : cultures, poétiques, anthropologie
Sous la direction de Arnaud Bernardet et Philippe Payen de la Garanderie
ENS Éditions
392 p., 18,00 €
Henri Meschonnic, théoricien de la traduction
Sous la direction de Marcella Leopizzi et Celeste Boccuzzi
Hermann
306 p., 35,00 €
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