Paol Keineg : Mauvaises langues

 
par Odile Mouze

Migrateur depuis les années soixante-dix et devenu dans les années quatre-vingt professeur aux USA, celui qui fut un poète bouillant, combatif, riche d’idéaux est revenu en Bretagne étranger en son pays lui-même. « Que faire d’un monde // bâti contre l’amour ? » Keineg n’est pas solidaire de ce qu’on a fait de sa terre natale, des porcs-usines, des vaches résignées, compagnons millénaires de ses ancêtres dont la langue, les gestes, l’esprit l’ont créé. Et quand les forces s’amenuisent, et que la lutte est perdue contre la marche du monde, et que les morts font signe, reste les patates au four, le paisible regard des vaches, les bêtes furtives et les herbes opiniâtres comme les vieux non intégrés. Reste les noms de lieux, le monde intérieur sculpté par la triangulation des langues. Reste une formidable force d’ironie non pas désabusée ni résignée, mais décapée jusqu’à l’os. Mauvaises langues est tout à la fois conversation avec soi et marche (ou repas, ou balade à vélo) en compagnie d’un ami avec qui on se passe de mots1. Paroles rares et elliptiques – mais ouvertes – échangées au vol. « La vérité // est la réu
nion de quatre amis à table » – que dit d’autre l’Ecclésiaste ? Keineg burine une poésie intemporelle qui ne se pousse pas du coude, pas de chichis, tous signes extérieurs de poésie retirés. « Entre le proche et le lointain, / fenêtre ouverte, je me rasais / en pensant que la poésie rase // quand elle s’agrippe aux définitions de la poésie ». On sort aéré, fortifié, de ce petit livre comme d’un séjour chez un ami au grand air. Désabusé, cynique, nihiliste Keineg ? Non. Solide. Sûr. Probe. Mauvaises langues est une ferme poignée de mains.




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Obsidiane
96 p., 15,00 €
couverture

1. Avec mon ami je suis le même que si j’étais seul – ainsi Sénèque définit-il l’amitié.