Alain Veinstein : L’introduction de la pelle / Du jour sans lendemain

 
par Christian Travaux

La voix est hésitante, difficile, parlant à peine. Quelques mots. À peine une phrase, parfois. Ou des grappes de mots accrochées au revers des pages, comme des parois de montagnes. Une ligne frêle, impossible à continuer, ou à poursuivre. Pourtant, partout, quelque chose qui se poursuit, qui continue comme une eau calme. Ou se reprend d’un mot à l’autre, une page l’autre, livre à livre, en s’obstinant, en s’arrachant à la glaise blanche de la page (comme Du Bouchet pouvait, parfois, se décider à continuer, à se survivre, malgré l’effondrement des mots sur la page – l’engloutissement). Quelque chose ça, qui avance, se perpétue, dans la froideur et dans le blanc. Dans le désordre du blanc. Car il faut lutter avec ça, pour Alain Veinstein. Car il faut se battre et résister. Ne pas mourir. Et parler, dire malgré la page, malgré tout. Malgré tout tenir. Trouver sa voix. Et faire que la voix qui bégaie, la voix frêle, la voix qui tremble, inlassable, ne cesse pas.
Alain Veinstein rassemble ici ses premiers recueils de poèmes. Les titres eux-mêmes disent l’effort, l’arrachement, la difficulté : « Répétition sur les amas », « Corps en dessous », ou « Recherche des dispositions anciennes », « Une seule fois, un jour ». Quelque chose va « vers l’absence de soutien », comme le répète un autre titre, dans L’introduction de la pelle. Ce sont des textes introuvables, des livres parus il y a trente ans, cinquante ans pour les plus anciens. De 1967 à 1989. Des pages où la voix se poursuit, où le chemin suivi s’éclaire, où la force du dire, à peine, au début, audible et sensible, se ressasse, s’affirme, tient. À l’origine – écrit Alain Veinstein, dans la belle préface du livre – était l’impossible, pour lui, de relier deux mots, faire deux phrases. Était l’impossible du dire. Et, pourtant, l’impossible aussi pour lui de se taire, ou de taire cette petite voix bourdonnante, cette guêpe, ce fredonnement.
Toute sa recherche fut alors, non pas de dire, mais de dire contre. Non pas parler, mais réussir à sauver les mots du silence, à arracher de la masse blanche de la page, et compacte, et « coyte » (comme on parlait de la « vie coyte », pour dire la vie morte des choses) un langage, une planche où vivre. Et, pour ce faire, il a fallu que sa langue sache prendre appui sur le piton même des mots, sur la corde d’un lexique pauvre. Toujours les mêmes. Toujours le même. À ressasser et à reprendre, pour assurer d’autant sa prise, et pouvoir lancer sa voix, de quelques pas supplémentaires, dans le vide, sur la paroi.
Et puis, creuser.
Car, très tôt, s’est forgé pour lui le sentiment que ce mur blanc, impossible à surmonter, est tout autant terre à creuser, cimetière, fosse commune. Est tout autant humus ou trou. Et que dire, c’est enfoncer – toujours, chaque jour un peu plus – une pelle dans les ténèbres. C’est donner de grands coups de pelle, à l’aveugle, comme à tâtons, avec l’obstination patiente du mineur ou l’humilité du paysan, bêchant sa terre. Retourner, relever le sol. Entendre le bruit de la pelle, à chaque pas, dans chaque mot. Et surprendre (ou se surprendre à) n’être le sujet de rien, ni personne, nulle part, jamais. À n’être rien. Ou que rien ne puisse advenir.
Éviter tout. Surtout, éviter que survienne un récit, quelque chose dit, ou de prédit, de déjà dit. Vouloir que la voix ne s’installe que sur elle-même, ou sur la peur qu’elle-même a mise dans les mots, dans le langage. Alain Veinstein, dans cette hésitation, revendique un certain état d’incertitude propre à son dire. Et fait table rase de tout ce qui pouvait le précéder. Son dire est faible, incertain, et mal assuré – se dit-il. Mais c’est son dire. Mais c’est l’avancée de sa voix, hésitante, qui prend le large, pourtant, qui se montre et se voit. Et se répète. Car c’est dans la répétition que s’installe avec assurance, pour lui, avec le plus de force, la voix, celle qui se veut première, et qui réinvente le langage, recommence tout à zéro, trompe sa peur.
Ainsi, peu à peu, pas à pas, après les tout premiers ensembles où la voix s’est cognée partout, où elle a tâtonné et chu, s’est brisée et s’est relevée, voit-on paraître – comme en songe – des figures, des paysages. Des êtres dont l’immatériel est encore la quintessence, mais dont la présence est réelle. Une femme. Un enfant, peut-être. « Corps en dessous », comme le dit un de ses recueils. « Du féminin ». Amour, mon amour, cette femme : sont des mots qui soudain surviennent, et qui nous parlent de ce qui fut. Toute une histoire, à peine une histoire, quelques bribes d’une histoire, dont on ne peut dire si elle est réelle ou fictive, mais comme une histoire en morceaux, dont les faits sont éparpillés, dont les aveux sont camouflés, arrêtés, rejetés peut-être dans la fosse même du langage comme trop intimes, ou trop cruels, difficiles à délivrer. Et à redire. Dès lors, si la voix de Veinstein – au terme de ce long parcours exemplaire – parvient à dire, c’est bien avec fragilité, émotion, peur, et peur encore. Et elle n’en est que plus poignante.
Singulièrement, c’est par sa voix que Alain Veinstein s’est fait connaître. Non pas sa voix écrite et lue, dans L’introduction de la pelle. Mais sa voix – sourde, et lourde, et grave – qui résonna durant des nuits, d’abord dans Les Nuits magnétiques, ensuite dans Du jour au lendemain, à la radio, pendant trente ans. Du moins, pendant près de trente ans. Car la logique commerciale du dirigeant de France Culture, l’argent plutôt que la culture, le profit plus que le savoir, ont fait que cette émission phare, ce phare dans la nuit, cette balise de détresse, a disparu, durant l’été 2014. Éteinte. Et éteint, désormais, notre poste à cette heure indue, qui a été – grâce à Alain Veinstein – l’heure des poètes et l’heure des chats, des promenades nocturnes et claires, des esprits, de la poésie. Alain Veinstein n’a pas même pu saluer ses auditeurs, une dernière fois. L’émission qu’il avait écrite et préparée fut censurée, sans beaucoup de délicatesse et sans respect des auditeurs. C’est cette émission, interdite, qu’il donne à lire dans son petit livre Du jour sans lendemain. Un texte d’une force touchante, d’une humanité confondante face à la bêtise commerciale de ceux qui jugent et qui décident, et qui croient valoir quelque chose. Mais ceux-là ne sauront jamais, que cela seul qui reste encore, et qui restera dans nos vies, ce fut cette heure de poésie, de partage et de réflexion, ce cerisier dans la nuit noire.
Veinstein, en quittant Radio-France, a balancé son chronomètre dans la Seine. Il s’est libéré du temps, et de l’heure, et de tout ce qui fait la logique médiocre de ces quelques esprits ignares. Mais il a continué, dès lors, son émission en d’autres lieux, d’autres têtes, en d’autres façons. Et c’est en contemplant la Seine, désormais, que l’on entendra sa voix sonore et familière, sa voix frêle, sa voix tremblée.
Et que l’on saura que l’esprit, la culture et la poésie, existent encore, un peu, ici.




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L’introduction de la pelle
Poèmes 1967-1989
Seuil
« Fiction & Cie »
512 p., 28,00 €
Du jour sans lendemain
émission censurée
Seuil
« Fiction & Cie »
48 p., 5,00 €
couverture
couverture