Léon Gontran Damas

                                   

                                   

1. Cela étant, peut-on revendiquer l’indifférenciation d’appartenance à l’Espèce Humaine, tout en promouvant une différence biologique fondatrice et clivante qui la rappelle. Après tout, Paul Lafargue, dès 1880, créole judéo-caribéen n’avait-il pas déjà dépassé l’argument dialectique fondu au noir pour s’en tenir à l’individu et son inscription en classe – à la place du cancre surdoué de préférence – tout le contraire du normalien Césaire et de Senghor le grammairien. Et René Maran guyanais du Gabon qui se voulait un homme parmi d’autres ? Peut-on retourner en critère ce qu’un laps très court d’Histoire – trois siècles – au motif économique, une partie des mammifères blanchis aux cieux plombés de l’hémisphère Nord a tricoté de théories scientifiques et de références bibliques – on pense à la malédiction de Cham et à la Canéenne selon Mathieu – pour s’asservir des mammifères à leur image mais plus foncés de mélanine sécrétée aux soleils torrides – leurs mêmes grands frères sapiens ? Pourquoi au moment de l’émancipation adopter la langue du marchand de « Choses » ? Refouler sa langue maternelle, wolof ou sérère (que parlait Senghor), yorouba ou baoulé (que parlait Damas), ou bien ces créoles de toutes les couleurs (que parlait Césaire) ? Vient-il que le wolof ou le baoulé ne disposerait pas des ressources langagières pour exprimer la « négritude » que la « Chose » ressent, ou traduit-il un reliquat de servitude ? Est-ce pour s’asservir la langue du Maître et lui en remontrer après avoir été contraint d’en passer jadis et naguère par le fouet de sa langue ?

2. Damas ne raconte pas d’histoire, est le produit de cette seconde d’histoire au regard du temps long ne serait-ce qu’en comptant à partir de Jésus ou de Mohamed, période que le colonialisme transitif ne saurait résumer, qui bouge encore et se demande pourquoi. En critique du déterminisme qui régresse à singer les singes blancs, ses poèmes assument que ce mal de peau n’est pas une simple question de « pigmentation » et que les blancs sont des albinos qui s’ignorent, fragiles d’épiderme comme les porcs qui préviennent les ulcères en se vautrant dans la boue.

Par Christian Désagulier

Trois très tomes II

Ils me l’ont rendue
la vie
plus lourde et lasse

Mes aujourd’hui ont chacun sur mon jadis
de gros yeux qui roulent de rancœur
de honte

Les jours inexorablement
tristes
jamais n’ont cessé d’être
à la mémoire
de ce que fut
ma vie tronquée

Va encore
mon hébétude
du temps jadis
de coups de corde noueux
de corps calcinés
de l’orteil au dos calcinés
de chair morte
de tisons
de fer rouge
de bras brisés
sous le fouet qui se déchaîne
sous le fouet qui fait marcher la plantation
et s’abreuver de sang de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur crâner au ciel.

(La complainte du nègre, 1937)

Que des intellectuels d’origine noire africaine s’interrogent sur leur situation d’alibi avec ses attributs gratifiants où la Colonisation les a sélectionnés et positionnés dans la Métropole devait arriver un jour. Et le mouvement destiné à articuler ce cri d’émancipation, à appeler futur égal sans allégeance germa en Aimé Césaire sous le concept de Négritude et fut travaillé par Senghor et Damas. La Négritude se présentait alors comme un programme d’affirmation et de valorisation différentielle1.

Damas le bègue, métis amazonien, a plus que ses collègues incarné la douleur de l’écart de couleur exprimé sans envol ni images saturantes et plus précisément pointé la « blanchitude » des noirs du Nord du fait de sa situation d’à mi-chemin : le titre du recueil Pigment2 sonne comme un diapason. L’africité de Damas est essentiellement portée par le rythme. Le jazz a beaucoup compté pour Damas, étrangement davantage que la syncope brésilienne de ses origines, la déréliction davantage que l’exubérance fataliste.

Ses poèmes prennent la forme de tiges d’énumération, de lances d’assonances à énucléer le ressentiment, d’embrochements qui passent par un cœur increvable.

Mais sagaies contre qui précisément lancées ? L’imprécision, tremblement de lancer ? Indécision révélatrice de ne pas savoir vraiment dans quel camp se vouer ?

Pigments dès le premier recueil dit tout, de ce qui colle à colorer la peau – poèmes en forme de piments à croquer, aux rémanentes piqûres gingivales qui font prendre les grimaces pour des sourires – ce pourquoi rien ne change.


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Sous la direction de Antonella Emina
CNRS éditions
340 p., 25,00 €

couverture