par Gérard-Georges Lemaire
Apollinaire n’a pas fait que révolutionner la poésie et la faire entrer dans le champ de l’esprit de la modernité du XXe siècle naissant. Même si l’essentiel de ses billets et articles sur les nouveaux artistes ont paru dans des quotidiens ou des revues, il a su renouveler l’esprit de la critique d’art. Il est probable qu’il ait pris quelques leçons chez Félix Fénéon, mais sans l’ironie ravageuse de son aîné. Il y a en tout cas appris la concision, le goût de l’ellipse, le ton direct et parfois grinçant, la phrase brève et définitive. Mais il n’a cependant jamais renoncé à son art poétique, et dès qu’il l’a pu, il a composé ses essais sur les peintres et sculpteurs avec un esprit poétique (ce que lui a vertement reproché D. H. Kahnweiler). Les Peintres cubistes, méditations esthétiques, qui paraît en 1913 chez Eugène Figuière illustré de 43 reproductions, ne parle que d’un petit nombre de ces pionniers de l’art moderne, de Picasso à Léger, de Picabia à Duchamp. Et il y a ajouté Marie Laurencin, pour des raisons bien différentes, de nature sentimentale. On ne peut qu’admirer l’invraisemblable production d’articles et de chroniques, mais aussi la mise en œuvre d’éditions imagées par des peintres de ses amis, comme L’Enchanteur pourrissant qui est orné de gravures de Derain (1909), son Bestiaire, magnifique volume illustré de gravures de Raoul Dufy (1911), ou son recueil de 1913, Alcools, qui contient son portrait par Pablo Picasso.
L’exposition du Musée de l’Orangerie qu’accompagne ce catalogue passionnant reconstitue de manière exemplaire le parcours artistique d’Apollinaire qui a toujours agi avec prudence, mais a vite fait cependant d’aduler un nouveau venu. Jusqu’aux futuristes, qu’il a commencé à regarder avec beaucoup de suspicion, d’autant qu’il voyait en Marinetti un éventuel concurrent, et pas des moindres ! Ainsi l’ouvrage qui accompagne l’exposition nous fournit l’occasion de mieux connaître ses relations avec Matisse, avec Chagall ou, bien sûr, avec Picasso, mais aussi toutes les facettes de son activité, comme celle de directeur de revue (Les Soirées de Paris) avec, aux murs, les créations les plus notoires de ses amis artistes ainsi qu’une documentation loin d’être indifférente.
La correspondance échangée entre le poète et le marchand de tableaux Paul Guillaume est passionnante : comme l’avait fait Fénéon, Apollinaire comprend l’importance d’une collaboration étroite avec une galerie importante qui s’intéresse aux créateurs les plus novateurs ; il a signé le catalogue de Derain et l’on se rend compte aussi qu’une sorte de complicité amicale a uni les deux hommes.
Si le numéro de la revue Europe nous apprend beaucoup de choses neuves et fondamentales sur le poète d’Alcools (on doit lire à tout prix le petit texte de Ron Padgett et le long essai de Sergio Solmi) il surprend par une absence stupéfiante : l’érotisme. Apollinaire a pourtant dirigé une collection d’ouvrages de second rayon (la « Bibliothèque des curieux » qu’il crée en 1908) et a écrit plusieurs livres plus que coquins (Les Onze mille verges, les Exploits d’un jeune Don Juan, etc.).
Heureusement, Alexandre Dupouy a écrit un merveilleux et très documenté Apollinaire et les femmes, où la question est envisagée sous tous ses aspects, dans sa littérature, dans sa correspondance et aussi dans sa vie car l’auteur évoque ces femmes qui ont compté pour lui. Cette somme est indispensable pour connaître Apollinaire au-delà de ce qu’on connaît bien de lui –, surtout sa poésie. C’est très exhaustif et bien écrit, intelligemment conçu et donne d’Apollinaire une image sans doute différente, mais pas en tout cas d’un érotomane, plutôt d’un amoureux et d’un homme prêt à découvrir tous les rouages magiques de l’éros, sans réserve.
À noter enfin la parution du premier tome de la Correspondance générale de Guillaume Apollinaire chez Honoré Champion, dans une édition de Victor Martin-Schmets.
Correspondance
Édition de Peter Read
Gallimard / Musée de l’Orangerie
« Art et artistes »
192 p., 19,50 €
Sous la direction de Laurence des Cars
Musée de l’Orangerie / Gallimard
320 p., 45,00 €