par David Lespiau
Angle mort
On peut essayer de nettoyer Le savon de Francis Ponge (commencé en 1942, publié en 1967), réécrire un livre aujourd’hui avec la plupart de ses mots, recommencer différemment le travail autour de cette « sorte de pierre » pour essayer de comprendre par où ce texte est passé exactement. Retrouver ce qui est dit, de « Ponge à Pilate », en repartant du début étrange du Savon : la pénurie de savon en tant de guerre comme source d’inspiration, et ses « mauvais ersätze », dont parle cette conférence imaginaire pour « auditeurs allemands » qui ouvre le livre de Ponge. Retrouver ce qui n’est pas dit : le savon comme forme finale industrielle possible des camps d’extermination, entre rumeurs et expérimentations réelles1 ; savoir, non-savoir improbable2, qui planent comme une ombre ambigüe de ce livre – qui en serait l’angle mort ? Choses que nous savons fait de cet angle mort un nouveau livre, réexaminant le motif pongien selon sa propre logique, puis en disséminant ses résultats, les disséquant, les mêlant – prélèvements du Savon, coupes, agencements – à d’autres bribes de textes (« Londres, le 11 septembre 1942 : / Un télégramme / d’Agudat Israël : / on fabrique du savon ») de voix, de paroles : Roger Laporte, Christian Boltanski… pour en faire autre chose. L’équation d’une forme limite – qui excède la mémoire, en présentifie les possibilités de langage, de représentation et de menace. Un passage au crible du projet pongien, dont le contexte historique rend assourdissant les allusions, les silences même, la tonalité. Et une reprise critique du projet d’écrire sur ce motif, cette fois-ci de façon radicale et impure, à travers l’impossibilité même qu’il dénonce, dans le découragement posé d’emblée comme source – « tu t’es / surpris à / mur- / murer : / tu ne t’en sortiras pas », mais sous le mot d’ordre de Roger Laporte : « Poursuivre. » Retraversant l’horreur, l’obscénité de la réutilisation des mots pour tous usages, y compris ceux du meurtre de masse, du jeu littéraire, ou de la métaphore. La dilution, la diminution d’un corps jusqu’à sa disparition. Ce qui glisse, facilite les articulations, nettoie les mains, nettoie les morts, etc. Voyelles et consonnes, chaque mot composé en agrégat provisoire d’éléments, en traces de ce qu’ils seront. « Nacre consiste sous forme de bulles », « on voudrait bien que des bulles glissent / des lettres ». La dissémination du lexique sur la page, l’isolement de courts segments de phrases, la chute de vers d’une langue dans une autre – français, allemand –…, relèvent du démontage et du montage, qui salissent et nettoient en même temps : « il faut être sale dans un monde propre disait le père ». Ici, avec un mot et contre un livre, il s’agit de recomposer, au moyen du langage problématique qui l’entoure et contre lui – écriture3 contre écriture – la forme personnelle, abrupte, d’un savoir décillé.
1. Rumeurs multiples sur cette question ; et expérimentations attestées notamment de Rudolph Spanner, directeur de l’Institut anatomique de Dantzig de 1940 à 1945, avec des cadavres provenant du camp de concentration de Stutthof ; voir : Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988, p. 447, 637, 836-837.
2. Non-savoir possible en 1942, mais inimaginable ensuite ; voir notamment : François Noudelmann, « La chair du savon », dans La licorne n°53, « Francis Ponge, Matière, Matériau, Matérialisme », Université de Poitiers, 2000.
3. Relire Francis Cohen, par exemple de la section « Zavons » dans Zwar (Théâtre Typographique, 2008), au texte « Choses que nous savon(s)» paru dans la revue Ligne 13, n°6 (2013).